Hommage : John le Carré

John le Carré, la disparition d’un géant



« John le Carré reçoit le Prix Nobel de Littérature ».
Voilà une annonce qui aurait eu de la gueule.

Mais la Grande Faucheuse, elle, en a décidé autrement.
A croire que cette garce ne prend jamais de vacances...
Votre disparition brutale, John, est un vrai choc.
Vous me sembliez si proche, à force de dévorer vos romans, vos interviews.
A force d’échanger avec vos proches collaborateurs, ici comme en Grande-Bretagne.
De sortir votre nom de mon chapeau à la moindre occasion.
Vous étiez - vous restez - LA référence en littérature.
Ceci dit, John, avouez-moi au moins une chose vraie dans votre vie d’ancien espion: nous quitter un
12 décembre, jour de mon 37 e  anniversaire... vous l’avez fait exprès, juste pour m’emmerder, non ?
Espiègle comme vous l’étiez, ça ne m’étonnerait pas.

J’aurais tant aimé vous rencontrer…
Venir chez vous, en Cornouailles. Visiter votre maison, voir les originaux de vos manuscrits. Votre
bureau près d’une fenêtre, où vous vous asseyiez pour écrire vos futurs chefs-d’œuvre. Vous payer
un verre dans un pub près de chez vous. Que vous m’accordiez un peu de votre temps. Discuter, de
tout et de n’importe quoi. Je parie que nous sommes très nombreux à avoir imaginé ça. 
Mais ce n’est plus possible...

Peut-être qu’à défaut, et pour « tourner la page » (jeu de mots facile, John, je sais), devrais-je
creuser l’idée que m’a suggérée un excellent auteur-documentariste français : vous consacrer une
biographie.
Car en France, il n’y en a pas.
Un comble, pour vous qui étiez aussi francophile que très apprécié du lectorat français. 
On verra.

Pour l’heure, John, je vais essayer de vous dire ici ce que vous m’avez apporté. 
A quel point vous comptiez pour moi. 
Ce sera un peu long, forcément réducteur, peut-être maladroit, mais ce sera sincère. Et j’y tiens.

Ma rencontre avec votre univers remonte à plus de dix ans.
C’est à « La constance du jardinier » que je la dois.
Votre magnifique roman, devenu un très beau film. L’un de mes préférés. Après cela, livre après
livre, interview après interview, je n’ai pas cessé de vous coller aux basques. Même de loin.

Vous combiniez ces qualités que j’aime par-dessus tout : l’irrévérence et l’exigence. 
Grâce à vous, lire de la géopolitique est devenu un vrai plaisir. Jubilatoire. J’ai découvert qu’on
pouvait   écrire   sur   ce   sujet   avec   empathie.   Et   même   avec   humilité,   contrairement   à   cette
condescendance que l’on rencontre trop souvent dans ces domaines où défilent les « experts ». Vous
m’avez donc pris par la main avec votre plume et, à chaque fois, vous m’avez régalé de descriptions
hilarantes, de répliques savoureuses et de diatribes endiablées. Si vous saviez ce que j’ai pu me
marrer en vous lisant ! Votre œuvre iconoclaste était mon oxygène. Vous étiez, par la fiction, mon
compromis « à l’anglaise » entre Charlie Hebdo, Les Guignols de l’Info et Le Monde diplomatique.
Votre   exigence   pour   prendre   du   recul,   et   votre   humour   pour   garder   les   pieds   sur   terre.   Et inversement. Maintenir une certaine proximité avec vos lecteurs, aussi. Une familiarité, même.
Décrypter sans être assommant, divertir sans être abrutissant. Un boulot de titan.

Vous aviez forgé votre A.D.N. littéraire aux mots d’Alexandre Dumas, de Flaubert et à ceux des
auteurs romantiques allemands du 19e siècle… C’est un peu grâce à vous, là encore, que j’ai
découvert ces auteurs, ces œuvres. Je pourrais évoquer votre vision pénétrante du monde, votre
extrême intelligence, la finesse de vos analyses, votre délicieuse ironie en interview... Vos tribunes,
contre l’intervention britannique en Irak ou la dérive paranoïaque et liberticide post-11 Septembre
(au cœur d’« Un homme très recherché »)... Mais bien au-delà, si je puis dire, ce sont votre esprit
visionnaire – ce n’est pas un hasard si vous citez George Orwell, un autre Anglais, dans « Un traître
à notre goût » - et votre extraordinaire talent de narrateur qui m’ont éclairé sur ce maelstrom
impénétrable et opaque que sont les cercles de pouvoir. Là où tout se décide. Là où tout se joue.
Grâce à vous, à peu près tout - politique, finance, diplomatie, lobbies, sociétés militaires privées,
intelligence   économique,   marchands   d’armes,   blanchiment   d’argent   sale   par   les   banques...   -
devenait limpide. Vous étiez un maestro dans l’art (délicat) de la vulgarisation, exercice hautement
périlleux sur des sujets qui le sont tout autant. Un vrai défi, auquel beaucoup échouent. Pas vous.
Bien au contraire.

Quel que soit le sujet, quelle que soit la région du monde où se situait votre histoire, depuis
« L’espion qui venait du froid » en passant par votre trilogie avec l’espion George Smiley jusqu’à
vos derniers opus, vous nous avez fait prendre conscience de ce à quoi nous, lecteurs-citoyens,
avions affaire : un terrain de jeu de dupes planétaire, cynique, déshumanisant, au cœur duquel les
protagonistes, juchés sur les « hautes sphères », s’en donnent à cœur joie pour profiter de la « Foire
aux vanités », pour citer un classique de la littérature anglaise du 19 e  siècle.

« J’écris de la fiction car la vérité me terrifie », disiez-vous.
Vous avez été un pionnier des lanceurs d’alerte « 2.0 ».
Est-ce  un hasard  si l’excellent documentaire  « Citizenfour » consacré à Edward  Snowden,  ce
courageux ancien analyste de la NSA, a été comparé à vos écrits ?

Votre œuvre, protéiforme, était votre résistance toute personnelle à cette vaste escroquerie.
Mais vous le faisiez toujours avec une élégance « so british », reconnaissable aussi bien à votre
phrasé inimitable qu’à votre allure (trompeuse !) de parfait gentleman.
En cela, vous m’avez toujours fait penser à une sorte de grand-père idéal !
Votre rage, inépuisable, alimentait votre écriture.
Avec le temps, toutefois, votre sagesse et votre discrétion, qualités si saines, vous ont tenu de plus
en plus éloigné de la scène publique. J’ai pensé à vous durant tout ce ramdam concernant les
élections présidentielles américaines... Je pense encore à vous, avec ces restrictions aberrantes et
sans fin sur le Coronavirus, et les laboratoires pharmaceutiques présentés comme des sauveurs...

Si vos interventions publiques devenaient rares, elles en sont aujourd’hui d’autant plus précieuses.

Merci, donc, d’avoir fait de la littérature votre terrain d’exigence, d’absolue non-neutralité.
Merci, d’en avoir fait un vrai régal pour nous tous, lecteurs et lectrices, désormais orphelin(e)s par
millions de votre prose et de votre présence à la fois lumineuse et régénérante.
Merci, d’avoir été le plus caustique, le plus irrévérencieux, le plus mordant, le plus humaniste, le
plus profond, le plus visionnaire, le plus francophile des auteurs étrangers vulgairement estampillés
« espionnage ».

Ne vous inquiétez pas pour votre héritage intellectuel, cher John, car il est entre de bonnes mains :
les nôtres. Nous, lecteurs et lectrices qui vous sommes restés fidèles, ne vous lâchons pas.
Je pense à votre famille, à votre épouse Jane, votre première relectrice, à vos enfants, à votre petite-
fille Jessica, qui semble avoir repris votre flambeau par le théâtre et l’écriture ; à tous vos proches,
qui doivent traverser, la tête haute, cette rude épreuve.
La perte d’un être plus que cher, toute famille le sait, est un vrai tsunami.
Je pense bien sûr à Isabelle Perrin, votre inégalable traductrice française – un métier trop souvent
relégué au second plan -, avec qui j’échange depuis plusieurs années. C’est notamment grâce à
Isabelle (et feue sa mère Mimi) qu’on peut, en France, se délecter de vos écrits. C’est aussi grâce à
elle que, pour la première fois, j’ai pu écrire à votre sujet, dans ce très beau « Cahier de L’Herne »
coordonné par ses soins, et qui a été publié en 2018. Dans le message qu’Isabelle m’a écrit, John, je
puis vous assurer qu’elle aussi, malgré toutes les interviews qu’elle donne en ce moment, est
inconsolable.   Même   chose   pour   Michela   Wrong :   cette   journaliste   d’investigation   britannique chevronnée, avec laquelle je corresponds depuis quelque temps, vous avait accompagné au Congo et au Rwanda pour la préparation de vos romans « La constance du jardinier » et « Le chant de la
mission ».

Tout le monde est sous le choc, et un peu paumé. 
Faites un signe, n’importe lequel.

Il est temps pour moi de vous saluer bien bas, Monsieur John le Carré alias David Cornwell, et de
vous souhaiter un repos bien mérité dans votre ultime demeure. Vous nous manquez déjà…



Jérôme DIAZ
Coauteur du « Cahier de L’Herne John le Carré », 2018

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