Ces jours-ci, en France…
(P.S. Mes plus sincères et chaleureux remerciements à Laëtitia Quemener, relectrice-correctrice aussi
rigoureuse et patiente que bienveillante, pour ses conseils et suggestions ; merci à Delphine, qui fut
ma prof en Master 2, ainsi qu’à Joëlle Vincent, romancière, poétesse et éditrice indépendante, pour
leurs retours constructifs et encourageants.
Le contenu, lui, n’engage évidemment que moi.)
« Sachez, jeunes gens, que vous êtes ici l’Élite de la Nation… »
Extrait d’un discours prononcé à l’École Militaire, Paris, Février 2011
« Retenez une chose : dans la Haute-Administration de la Fonction publique, nous ne voulons pas
d’esprits libres et indépendants… »
Propos tenus en privé par un cadre du Ministère de la Défense, Paris, Été 2016
« Il y a deux Histoires ; l’Histoire officielle, menteuse, qu’on enseigne [...] ; puis l’Histoire secrète, où
sont les véritables causes des événements, une histoire honteuse. »
Honoré de Balzac, « Illusions perdues »
« Et les grands propriétaires terriens auxquels un soulèvement fera perdre leurs terres – les grands
propriétaires qui ont accès aux leçons d’histoire, qui ont des yeux pour lire, pour reconnaître cette
grande vérité : lorsque la propriété est accumulée dans un trop petit nombre de mains, elle est
enlevée… et cette autre, qui lui fait pendant : lorsqu’une majorité a faim et froid, elle prendra par la
force ce dont elle a besoin… et cette autre encore, cette petite vérité criante, qui résonne à travers
toute l’histoire : la répression n’a pour effet que d’affermir la volonté de lutte de ceux contre qui elle
s’exerce et de cimenter leur solidarité… - les grands propriétaires terriens se bouchaient les oreilles
pour ne pas entendre ces trois avertissements de l’histoire. »
John Steinbeck, « Les raisins de la colère »
« Nos politiciens mentent à la presse, ils voient leurs mensonges imprimés et ils appellent ça
l’opinion publique »
John le Carré, « Une amitié absolue
Moins d’un an.
Moins d’un an nous séparait de l’échéance présidentielle.
Une échéance aussi attendue que redoutée.
Car les réactions - politique, médiatique, policière - ne se feraient pas attendre.
Quel que soit le résultat.
Mais… cette issue importait-elle vraiment ?
Car pour des millions de citoyens, le vase, plus que plein, avait débordé depuis longtemps.
Il n’était plus question de colère, d’amertume, de désillusions ou de rancœur.
Non : ce seuil-là avait été franchi, et même largement dépassé.
C’était bien plus que cela.
Et bien plus profond.
Ce sentiment, puissant, remontait plus loin.
Il était plus fort et plus tenace, puisant jusqu’aux entrailles.
Ce sentiment-là charriait en lui des milliers de vies méprisées, ignorées, dédaignées.
Charriait toutes les couleuvres avalées, toutes les casseroles passées sous silence.
Tous les mensonges tolérés sans broncher.
Toutes les lois créées - ou détournées - à l’avantage d’une seule, écrasante, minorité.
Toutes les économies soi-disant envolées, et dont les « sources officielles » répétaient à l’envi qu’on
ne savait pas où. Sauf que le peuple, lui, qui était mature et éclairé – du moins celui qui ne se
prosternait pas quotidiennement devant M. Cyril Hanouna (roitelet lui-même adoubé par MM.
Bolloré et Farrugia)-, ce peuple-là savait très bien de quoi il retournait…
Tout cela avait été argumenté de manière toujours plus fallacieuse, toujours plus sournoise.
Toujours plus mensongère.
A des fins toujours plus délictueuses.
La tartufferie orchestrée par ces imposteurs tournait à plein régime… jusqu’à quand ?
La pandémie avait bon dos.
Si elle avait causé - et causait encore - de terribles ravages, elle avait permis, aussi, de justifier les
carences en personnels et moyens hospitaliers. Justifié la pérennisation criminelle et cynique d’une
vision comptable et managériale du secteur public. Elle fut, en outre, un boulevard inespéré pour les
dirigeants de grandes entreprises - notamment pharmaceutiques – qui s’étaient octroyés
d’exorbitants dividendes, bénéficiant ainsi des largesses de l’État (qu’ils passaient leur temps à
critiquer), tout en licenciant en masse, et sans vergogne.
Et sans que la presse dominante, bien sûr, ne s’en émeuve - ou pire : s’interroge ! - outre-mesure.
Qu’ avaient donc valu tous ces ridicules applaudissements, chaque soir de confinement, en comparaison d’un tel gâchis ?
Si la « crise » sanitaire avait servi d’alibi, elle le devait moins à l’impuissance du pouvoir en question
qu’à son incompétence. Car son impuissance, elle, n’était due qu’à sa soumission absolue, et lâche, à
la sphère financière. Le discours, pourtant, ne variait pas : oui, la « crise » économique était
« passée » ou « derrière nous », mais la « prochaine », sachez-le, serait encore plus dévastatrice…
Ah, ces Français qui étaient décidément trop dispendieux, « indisciplinés »... Ces fainéants seraient
forcément amenés à payer… Il était impensable de ne pas rembourser la « dette », que voulez-vous…
Les Français devaient être « raisonnables », apprendre à « ne plus vivre au-dessus de leurs
moyens »...
Mais… la grande délinquance financière et économique là-dedans ? La corruption ? Les délits
d’initiés ? Les marchés publics truqués ? Les pots-de-vin et dessous-de-table ? L’évasion fiscale ? La
collusion permanente public-privé ? Le cumul des mandats ? L’inéligibilité - à vie - des politiciens
déjà condamnés ? Les « experts » cathodiques, copieusement rémunérés grâce à leurs moult
émargements et qui, en permanence, se donnaient le rôle très commode de distributeurs de bons et
de mauvais points ?
Épiphénomènes.
Hors-sujet.
Trop compliqué pour vous, on s’en occupe
Les Français ont d’autres soucis.
Toutes ces billevesées, en permanence…
Il était de bon ton, aussi, d’oublier que, juste avant la pandémie, un mouvement social d’une ampleur
jamais vue depuis la Révolution Française avait, des mois durant, ébranlé les fondations de la
Cinquième République. Avait pris par surprise, puis effrayé, déstabilisé le pouvoir et les médias à leur
botte . Suite à quoi manifestations de plus en plus violemment réprimées, gouvernement paniqué
mais inflexible, aveugle et sourd, irresponsable et putassier. Rédacteurs en chef, éditorialistes et
chroniqueurs de salon en boucle, défendant odieusement le pouvoir qui les nourrissait grassement
face à la grogne populaire…
Partout en France, des citoyens, précaires par milliers, avaient défilé dans les rues - une première
pour beaucoup d’entre eux -, et en étaient ressortis plus écœurés, plus dégoûtés que jamais de leur
propre gouvernement…
Quel chemin allions-nous prendre, désormais ? Quel avenir s’offrait à nous ?
L’action des Gilets Jaunes, mouvement citoyen et spontané par excellence, n’avait fait que révéler au
grand jour ce qui relevait aussi bien de l’escroquerie que de l’imposture; la mandature accélérée et
préfabriquée, montée de toutes pièces, d’un Président de la République qui ne devait sa position qu’à
quelques caciques troubles appartenant à un monde obscur, et dont lui-même était le rejeton.
Ce monde-là était un univers hors-sol, à l’opacité savamment entretenue et qui fonctionnait en vase-
clos. En son cœur, secrets d’alcôve, calculs intéressés et renvois d’ascenseur constituaient la règle.
Les frontières y étaient volontairement poreuses, et les parcours et opinions que s’y croisaient se
ressemblaient à tel point – et en tous points – qu’ils se confondaient. La consanguinité dans toute sa
splendeur… S’y fréquentaient les pontes de l’industrie et de la Haute Finance, le patronat bien sûr
ainsi que les chargés de communication politique, d’anciens des « Services » laissant généreusement
de leur temps-libre à la disposition des clients les plus offrants (et soi-disant « Au nom de la
Patrie »)... On y croisait pareillement les responsables de magazines « people » et racoleurs, et autres
tenants d’un « journalisme » balisé, encadré, verrouillé.
C’est donc dans ce marécage, trouble et puant de vanité, qu’avait été concocté un très joli conte de
fées, typique d’une exécrable superproduction « hollywoodienne » : canevas simpliste et m’as-tu-
vu, langage marketing, photoreportage calculé au millimètre, zéro contradicteur, idéalement calibré
pour des esprits peu exigeants. Cette narration, sur-mesure, avait été confectionnée et peaufinée
grâce aux relations privilégiées de M. Le Président, lesdites relations constituant l’essentiel de son
carnet d’adresses bien garni, très étoffé , et que ce jeune roublard avait su faire fructifier – et
capitaliser au maximum, cela allait de soi – lors de ses pérégrinations antérieures au sein de
l’aristocratie financière.
On lui avait permis, en un temps record, d’accéder à la plus haute fonction.
Il ne faisait donc, très naturellement, et très simplement, que rendre la pareille à ses maîtres.
Ces milieux troubles, d’ailleurs, étaient le seul élément – hormis sa jeunesse - qui justifiât un tant
soit peu sa comparaison (pour le moins osée) avec un certain Kennedy…
Depuis, le peuple avait compris.
Ou plutôt ; nombreux étaient ceux qui avaient saisi l’ampleur de l’entourloupe.
Qui avaient pu jauger, lentement puis de plus en plus sûrement, l’étendue de ce qui se tramait.
Et ce qui sourdait, ce qui couvait désormais, c’était la rage.
La volonté, plus forte que tout, d’en découdre.
Ils ne s’en tireraient pas comme ça, ce n’était pas possible.
Plus acceptable.
Cette clique au pouvoir, le séant confortablement installé dans son fauteuil élyséen, avait
délibérément ignoré les doléances que lui avaient adressées son propre peuple : des citoyens épuisés
et écrasés de mépris, mais plus que jamais déterminés à faire valoir leurs droits.
Droits à la dignité, à la considération.
Et qu’avaient-ils obtenu en guise de réponse ? Mépris, indifférence. Arrogance.
Violence, verbale et physique.
Pas une once d’empathie.
Si bien qu’une étincelle, une seule, et tout repartirait en vrille.
Une parole maladroite, un propos déplacé, méprisant, un commentaire hautain et leur Tour d’Ivoire
vacillerait à nouveau… Combien de temps tiendraient-ils encore, là-haut ?
Et combien de temps allions-nous, de notre côté, continuer à supporter cela ?
Pour le pouvoir, au contraire, c’était non seulement acceptable… mais souhaitable.
Tous - médias, politiciens, conseillers en communication, instituts de sondage - étaient à pied
d’œuvre.
Tenir : tel était le mot d’ordre.
Digne d’une campagne militaire.
Tous les moyens étaient bons.
Nécessaires.
Justifiés.
Était-ce illégal ? Immoral ? Injuste ? Et la démocratie là-dedans ? Et le peuple, sur ce cynique
échiquier, où était-il ? Y avait-il même une place pour lui ? Toutes ces considérations, toutes ces
préoccupations n’étaient inscrites nulle part dans l’agenda des Hautes Sphères. Celles-ci estimaient
que le peuple avait bien d’autres soucis… Que la politique, cette affaire si sérieuse, était réservée aux
« grandes personnes »... La priorité ? Maintenir le peuple dans l’ignorance de ces enjeux. Leurs
armes : le cirque médiatique, le divertissement permanent. Ériger la niaiserie et l’imbécillité en
vertus. En norme. Et lui en remettre une couche. Plusieurs, même, s’il le fallait. Et répéter en boucle
« crise », « croissance », « compétitivité », « marché », « concurrence », « charges »,
« concertation », « responsabilité », « sécurité » « dette », « plan de relance », « déjeuner de
travail », « réunion d’urgence », partenaires sociaux »…
Toute cette logorrhée n’avait aucun sens, bien sûr, mais… l’important ne demeurait-il pas dans les
apparences ?
On décrédibiliserait, ridiculiserait, évincerait toute opinion critique, toute pensée déviante.
L’opposition – ou plutôt ce qu’il en restait – deviendrait inaudible.
Inexistante, ou presque.
Nous aurions les coudées franches.
« Aux grands maux… », comme disait l’autre.
Les élections départementales, qui n’avaient intéressé personne, furent un avant-goût de l’énième
massacre à venir.
Elles annonçaient la prochaine saignée.
L’abstention avait atteint des sommets… mais à qui la faute ?
Ni les sondeurs ni les journalistes, qui n’avaient pas envisagé un tel résultat, ne se posaient même la
question, pourtant essentielle. Les grands partis non plus. Aucun d’entre eux ne le ferait : l’autocritique n’était pas inscrite dans leurs gènes, conformisme intellectuel oblige. On se contentait
donc de se navrer d’une telle bévue, on se demandait comment il était encore possible d’intéresser
« les gens » à la politique… mais sans plus.
En revanche, la véritable obsession – et de longue date - des médias dominants, représentants des
principaux partis et autres commentateurs, qui s’invectivaient théâtralement sur les plateaux de
télévision, se résumait à : Quelles étaient les chances des partis les plus radicaux, ou les moins
visibles - ceux-là mêmes qui effrayaient les bien-pensants-, d’obtenir davantage de sièges ?
Voilà.
Depuis Paname, le choix se résumait donc à une dictature insidieuse (« En Marche ») ou à un chaos
ultranationaliste préfabriqué (« Rassemblement National »).
Les abstentionnistes étaient lynchés, l’idée même du vote blanc conspuée.
Les indécis, voués aux gémonies.
Vous n’y pensez pas ?! Tous ces gens qui se sont battus pour ça !, entendait-on en boucle.
La rengaine du « Pas d’alternative » triomphait, encore.
Fin de la discussion.
Le reste – ce qui comptait vraiment : précarité, mensonges permanents, justice et presse entièrement
dépendants des pouvoirs financier et économique - n’était pour eux que peccadilles.
Préserver les apparats : voilà tout ce qui comptait.
Et comptait d’autant plus que, quoi qu’ils aient pu commettre durant leurs fonctions, tous tenaient à
voir leur nom inscrit dans les manuels d’Histoire. Laisser la marque de leur présence au cœur du
pouvoir – qu’ils en aient été des membres actifs ou, comme les journalistes de cour, qu’ils l’aient
côtoyé de près. Mettez-vous donc à leur place : ils ne s’étaient pas évertués à gravir tous ces
échelons, maniant avec virtuosité entre-soi et entregent, pour finir aux oubliettes… Quitte à arrondir
leurs substantielles fins de mois par un passage dans une émission de divertissement, aussi puérile
qu’à la mode.
Tout ne tenait qu’à cela : être vu.
L’idée même de se faire oublier était, dans leur esprit de Narcisse prêt-à-tout, inconcevable.
Im-pen-sa-ble.
Depuis quelques mois donc, journalistes installés, éditorialistes, membres du gouvernement (actuels
ou anciens, congédiés ou démissionnaires), publiaient leurs livres, les uns après les autres. Si les uns
pratiquaient l’exagération ou la provocation tous azimuts pour étancher la soif de leurs aficionados
(et grappiller quelques points de sondage), d’autres pratiquaient le retournement de veste opportun.
« L’opportuniste » de Dutronc, tout comme les mots de Coluche et de Balavoine, étaient dans tous
les esprits…
Qu' ils fussent des repentis de la politique ou simples confesseurs (ou penseurs) par procuration, tous
ces « professionnels de la profession» prétendaient à la même chose : raconter La Vérité. Les soi-
disant pamphlets de ces pseudo - Chevaliers blancs de la République, bien en vue des lieux de
pouvoir, emplissaient les rayons des librairies, garnissaient les étagères des grandes rédactions,
monopolisaient les médias, mobilisaient l’attention du Tout-Paris, lui qui, comme à l’accoutumée,
n’était obsédé que par son nombril et tenait là, enfin , une occasion rêvée de se remplir la panse lors
des soirées mondaines, au Siècle ou ailleurs.
Être – et surtout rester – en bonne compagnie.
Mais en-dehors de ces cercles d’initiés, issus du même sérail jalousement préservé à coups d’us et
coutumes et de consanguinité, c’étaient surtout les relents cyniques et nauséeux de la politique
politicienne, et ses vils coups bas de basse-cour (voire de cour de récréation…), qui se faisaient encore
une fois sentir.
Et, partout en France, beaucoup se demandaient s’ils se rendraient aux urnes à l’instant T…
Les Gilets Jaunes, entre-temps, étaient réapparus.
Par intermittences, et dans plusieurs villes : Grenoble, Lyon, Marseille ou Paris.
Leur présence, à elle seule, témoignait de leur combativité, de leur acharnement.
De leur résistance.
On ne lâcherait pas.
Rien.
L’heure de faire payer la note, qui n’avait cessé d’enfler comme un kyste, n’avait pas été oubliée.
Rien n’avait été oublié : la hausse des impôts pour les précaires ; les indécents cadeaux fiscaux à
l’avantage des plus aisés ; les violences policières ; les licenciements injustifiés ; la précarité
encouragée ; le Code du travail continuellement piétiné ; l’ultralibéralisme louangé ; les sphères
bancaire et financière prédatrices et usurpatrices de l’économie réelle ; les « médias-menteurs » en
roue libre…
Tout était gravé dans le marbre, et dans le béton des rues et des ronds-points français, premiers
témoins de cette insurrection citoyenne, aussi inespérée que revigorante.
Authentiques, les Gilets Jaunes l’étaient pleinement.
Imparfaits, ils l’étaient également, comme tout être humain qui s’assume et qui en bave… mais qui
résiste.
Ils n’étaient certes pas vêtus de costumes sur-mesure, n’avaient pas forcément cette aisance à
s’exprimer en public lorsqu’on les questionnait sur leurs revendications, contrairement à tous ces
politiciens et communicants qui, rodés à cet exercice, étaient en terrain conquis dès qu’un micro leur
était tendu… mais ils étaient authentiques.
Oui, certains en avaient profité, abusé.
Oui, certains avaient été récupérés par tel média ou tel parti, c’était hélas inévitable.
Mais le cœur du mouvement, lui, battait toujours.
Le cœur de millions d’anonymes qui, eux, ne passeraient sûrement jamais à la télévision, était
toujours là.
Bien vivant, et bien présent.
Personne ne pouvait leur enlever ça.
Ce combat-là, c’était leur vie.
Et ils étaient d’autant plus déterminés que, après tout ce qu’ils avaient traversé et enduré, ils
n’avaient plus rien à perdre.
Aux yeux de l’« élite » - car c’est bien ainsi qu’elle-même se considérait -, les problèmes des Gilets
Jaunes - et du Peuple Français en général - étaient accessoires, ou futiles. Dérisoires. Elle voyait
surtout cette masse indistincte de « Français moyens » comme la plèbe. Des « beaufs incultes » qu’il
était impératif, au mieux, de rééduquer, au pire d’écraser… ou d’ignorer. Les tracas de ce peuple, si
peu reconnaissant envers la Mère Patrie, leur semblaient si lointains, si négligeables en comparaison
de la grandeur de la France qu’eux-mêmes, tout en haut de leur perchoir verrouillé de
condescendance, se (com)plaisaient à préserver. Discours pompeux par-ci, déclarations tonitruantes
par-là… Tout cela sous le décorum pompeux des Ors de la République, et repris en boucle par des
médias dont l’intégrité était bien la dernière des priorités. Injonctions infantilisantes, sommations
abêtissantes à longueur de journée… Napoléon, Kennedy, Mitterrand ou de Gaulle : s’accrocher à ces
références, aussi convenues qu’inépuisables, leur donnait un semblant de légitimité.
L’impression de compter.
D’appartenir à cette fameuse « élite ».
Du moins le croyaient-ils, car tels étaient les préceptes qu’on leur avait patiemment inculqués à
Science-Po, à l’ENA, puis dans la Haute Administration et au sein de Cabinets ministériels.
L’autosatisfaction, le mépris de classe, l’obsession des apparences et l’absence de conscience érigés
en art de vivre.
Depuis plus d’un an, l’atmosphère dans le pays était donc devenue irrespirable.
L’Exécutif avait démontré, plus d’une fois, son incapacité à affronter la situation.
A faire face.
Et à se montrer digne.
A moins d’un an de la date fatidique, le Gouvernement desserrait (un peu) l’étau des restrictions.
Finis, le couvre-feu et les commerces fermés.
Les lieux culturels, bars et restaurants - du moins ceux qui avaient pu tenir - avaient rouvert. Les expressions « Vaccination obligatoire » et « Pass sanitaire » avaient remplacé pour un temps les
mots « dette » et « crise ».
On passait d’une novlangue à une autre, sans complexe.
Et sans états d’âme.
Mais la menace, elle, planait toujours.
Inquiéter le peuple, le sommer d’obéir.
Le soumettre, l’inciter à se sentir coupable de tout.
L’assommer, tous les jours, de mauvaises nouvelles.
Pendant ce temps, le flou artistique l’emportait… c’était parfait.
La population était un peu perdue mais, vacances d’été obligent, elle avait été bien trop occupée à
prendre du bon temps, à se retrouver, à s’occuper de ses enfants, où et quand pourrait-on partir…
Les vacances, la chaleur, l’insouciance…
Respirer…
Enfin libres… croyaient-ils.
Cela suffisait amplement aux Ministres et à leurs affidés de préparer le terrain pour la suite.
Il était hors de question de continuer à se mettre à dos la population.
Il s’agissait, lentement mais sûrement, de retourner l’opinion à notre avantage.
Quitte à passer pour des opportunistes… ou des vicelards.
Nous ne serions pas les premiers à le faire… encore moins les derniers.
Faire accepter tout, et surtout n’importe quoi.
Jouer avec les coïncidences, s’adapter en cas de soubresauts.
Tenir tête.
Occuper l’espace médiatique.
Lancer des polémiques.
Se tromper (et ne jamais s’excuser).
En cas de bévue, jongler avec les circonstances.
Faire diversion.
Garder la tête haute, et froide.
Toujours.
Minimiser les cadavres entassés dans le placard.
Faire oublier les amendes exorbitantes – et trop souvent injustifiées – de non-port du masque ou de
non-respect du couvre-feu. Brandir le sceau de la « sécurité » à la moindre occasion. En appeler à la
« responsabilité »… Ces brèches étaient notre sésame pour rebondir. Des clichés rebattus, mais qui
fonctionnaient à merveille. Et à chaque fois. La parade rêvée qui nous avait toujours permis de
gagner, de nous maintenir sur la plus haute marche. Nos communicants et les instituts de sondage,
experts en bidonnage grossier mais bien enrobé, assureraient le reste.
Après tout, on les payait grassement pour ça…
Les médias, quant à eux, fileraient droit et, suivant nos injonctions, se contenteraient, commodément
et lâchement, comme toujours, de « pisser dans le sens du vent » qu’on leur sommerait de suivre.
Tant qu’ils continueraient de nous caresser dans le sens du poil, tant qu’ils nous
obéiraient docilement, comme des clébards soumis mais reconnaissants et bien élevés, nous pourrions
assurer à certains d’entre eux un avenir prometteur, voire une reconversion honorable en cas de
scandale, quelque part au sein d’un quelconque Ministère…
Les Français, bien sûr, seraient outrés, choqués, indignés par cette collusion qui s’afficherait, sans
vergogne, en couverture de journaux et magazines qui, tous ou presque, nous appartenaient.
Ils joueraient les vierges effarouchées sur les « réseaux sociaux ».
Twitter et Instagram se transformeraient en « Far West » virtuel, bourré d’insanités et de fautes
d’orthographe mais… ça ne durerait pas.
Une semaine, tout au plus, et tout le monde aurait oublié.
Serait retourné à son petit train-train.
Avec un peu de « chance », un fait divers quelconque (attentat, catastrophe…) ou une nouvelle
polémique montée bêtement en épingle, et nous pourrions planquer rapidement nos ordures sous le
tapis…
La diversion, toujours.
Et avancer, sans se retourner.
Responsables, peut-être, mais pas coupables.
Moins d’un an.
Il fallait tenir : nous n’avions plus le choix.
Rien, ni personne, ne nous ferait dévier de notre trajectoire…
Face à cette mascarade institutionnalisée - et destructrice -, la résistance s’était formée.
Organisée.
En parallèle des Gilets Jaunes, voire parfois en amont, des îlots alternatifs et
indépendants d’information avaient vu le jour.
D’abord timidement, puis de plus en plus présents.
L’instinct de survie les guidait.
Une réaction collective.
Une réaction quasi épidermique, inversement proportionnelle à la pression exercée sur les libres-
penseurs.
La réponse de l’Arrosé à l’Arroseur.
Aguerris ou novices, des journalistes, militants de tous bords et spécialistes en sciences humaines
s’étaient regroupés. Des citoyens, par milliers, s’étaient soudés pour les soutenir. Ces Gaulois,
résistant à ce qui s’apparentait à une forme actualisée de fascisme intellectuel – avec
l’ultralibéralisme sauvage en tête de wagon -, avaient conclu un pacte avec de nombreux internautes,
dans une quête commune de richesse intellectuelle; puisque les médias dominants étaient devenus la
chasse gardée de cette caste toute-puissante, qui détruisait tout et ne permettait aucun espoir
(hormis, bien sûr, celui de conserver sa position et ses privilèges), que la critique, la dérision, la
profondeur, la complexité, la chaleur humaine, l’intelligence et l’empathie n’y avaient plus leur place,
n’étaient plus « vendeurs », Internet deviendrait leur nouveau lieu d’expression.
Leur nouveau champ de bataille.
Produire, créer et diffuser sur la Toile une information autre, et de bonne facture : une vraie lueur
d’espoir médiatique, alors que la « crise » économique, qui ne cessait de s’aggraver comme partout
ailleurs, justifiait l’uniformisation à moindre coût.
Malgré l’usage abusivement abscons qui en était fait quotidiennement, le virtuel était donc aussi, et
rapidement, devenu un refuge. Un sas de décompression pour la pensée. Un monde à part, singulier
et oxygénant, contrastant avec cette fosse à purin qu’était devenu le tout-venant médiatique…
Ces sites se nommaient entre autres « Thinkerview », « Le Média », « Bastamag », « Ballast », et
depuis peu « Blast ».
Les personnalités qui participaient – ou avaient contribué – à leur création, étaient pour la plupart de
vieux routiers du journalisme d’investigation, comme Denis Robert (« Clearstream ») ou David
Dufresne (auteur de « Dernière sommation »), eux-mêmes inspirés ou héritiers d’un journalisme
combatif, irrévérencieux et, forcément, à contre-courant. On y comptait également d’anciens auteurs
(notamment ceux des Guignols de l’Info), des économistes ou des chercheurs, aussi passionnants
qu’iconoclastes. A tel point, d’ailleurs, que les médias traditionnels, réfractaires à toute pensée
hétérodoxe (ou humaniste) ne cadrant pas avec la ligne éditoriale insufflée par leurs actionnaires et
propriétaires, se refusaient catégoriquement à leur donner la parole.
Quitte, même, à les inscrire sur une liste noire…
La période étant à la médiocrité rampante et à l’esprit de courtisanerie, tous avaient senti le vent
tourner, et pris la tangente.
Ce qui était à l’œuvre ? Un bond de géant en arrière, ni plus ni moins.
Comme, jadis, au temps de la « chasse aux sorcières » anticommuniste menée aux États-Unis par
Joseph McCarthy.
Bien sûr, cette résilience journalistique et citoyenne ne s’était pas opérée du jour au lendemain.
Elle ne s’était pas faite non plus sans heurts, puisqu’elle s’inscrivait dans un contexte de crise des
médias, lesquels étaient rachetés par des mécènes plus qu’intéressés d’y mettre en valeur leurs
préférences idéologiques… Complot ? Conspiration ? Non, la motivation était plus simple, plus
bassement terre-à-terre et matérielle : convergence d’intérêts stratégiques.
Traduction : Ton média ne se vend plus ? Confine -le-moi, j’en ferai une machine de guerre…
Par ailleurs, cette reconfiguration s’était produite par défaut, et non par choix.
Les grands groupes – qu’ils soient publics ou privés – constituaient, par leurs audiences et leur
monopole capitalistique, les mastodontes contemporains de l’ultralibéralisme, ce rouleau-
compresseur de la pensée unique socialement tolérée (ou acceptable…).
L’atmosphère qui se dégageait de cette chape de plomb médiatique et idéologique se traduisait, dans
cette profession bien particulière, par une pression constante – socio-économique et psychologique -
envers tous les journalistes et statuts ou métiers subalternes (pigistes, techniciens…), pour lesquels
l’autocensure était désormais une seconde nature… ou un moyen de survivre.
La moindre critique de l’idéologie dominante faisait de vous un suspect.
Quelqu’un de nuisible, et de dangereux.
Un empêcheur de tourner en rond.
Bref : un emmerdeur.
Conséquence, pour le public, de cet environnement aussi étouffant que mortifère : une information
sans profondeur ni recul, inintéressante et aseptisée car toujours issue des mêmes sources, elles-
mêmes plus qu’approximatives. Cela, et sauf rares exceptions, pour aborder toujours les mêmes
sujets de la même manière. Cela, encore, sans parler de la qualité rédactionnelle du contenu de
nombreux sites généralistes : entre leurs anglicismes à outrance et leur syntaxe effroyable, éléments
prétendument représentatifs du « progrès », de la « modernité » et de la « mondialisation », les
rédacteurs des sites en question ne faisaient plus le moindre effort : non seulement ils ne veillaient
en rien à respecter l’intelligence de leurs lecteurs mais, en outre, ils s’asseyaient littéralement sur
toute notion de déontologie. La Charte de Munich semblait dès lors très, très loin…
De telles pratiques, navrantes, constituaient à elles seules l’assassinat quotidien de la
langue française.
Au final, on assistait à une platitude journalière en matière d’information, dont
l'affligeante médiocrité intellectuelle, sur le fond comme sur la forme, incitait à s’interroger
sérieusement sur l’apport, à long terme, des médias et des nouvelles technologies. Car leur usage, au
départ était effectivement destiné à contribuer à l’intelligence collective et au progrès humain, et non à
devenir cet instrument malsain et sournois de marchandisation des esprits et de l’économie… et,
finalement, à pervertir comme jamais l’esprit de ce contre-pouvoir qu’était jusqu’alors, d’Albert
Londres à Denis Robert, censé incarner, en France, le journalisme.
C’était précisément contre ce poison intellectuel qui envenimait tout - et ne datait pas d’aujourd’hui,
mais s’était dramatiquement, et rapidement, aggravé -, que ces médias de niche, courageux et
persévérants, luttaient.
Un combat permanent, épuisant, tant l’« ennemi » en face était aussi solidement armé qu’ancré.
Tout comme les Gilets Jaunes, ces médias alternatifs étaient nés d’un constat évident; puisque la
situation ne bougeait pas - et ne bougerait pas d’un iota -, et qu’il ne fallait plus espérer quoi que ce soit de celles et ceux qui prétendaient diriger le pays – grâce, ne cessaient de clamer ces derniers, à la
« confiance des électeurs » et à la « légitimité » de leur mandat –, il nous fallait retrousser nos
manches, et nous mettre au travail.
Penser autrement, et ailleurs.
Amorcer un mouvement.
Ne céder ni à la facilité, ni à la fatalité.
Ce virage serait engagé par la société civile, et par personne d’autre.
Ce qui la motivait ? La rage, l’espérance.
La soif d’une société plus équitable, plus respirable.
Moins coincée. Moins sur le qui-vive en permanence.
La volonté de croire que cette époque éreintée, amollie intellectuellement et bousillée par le seul
acharnement de quelques malfaisants corrompus qui se complaisaient dans l’impunité (et auxquels
des citoyens cupides, cyniques et imbéciles dressaient encore le tapis rouge), n’était pas la seule voie.
Il fallait tenir.
Ne rien lâcher.
Ne plus être dupe.
Ne plus se faire avoir…
Pourquoi cette histoire, longue et dense ?
Parce qu’elle raconte, peu ou prou, ce que nous traversons.
Parce qu’elle condense, certes maladroitement, mes expériences et observations.
Parce qu’elle constitue une mise en abyme personnelle, imparfaite mais assumée, de ces milieux –
politique, journalistique, ministériel – que j’ai eu l’occasion de fréquenter.
De toutes ces personnes que j’ai rencontrées.
De tous ces mots et de toutes ces conversations que j’ai entendus.
De toutes mes correspondances et lectures.
Et de toutes ces expériences, qui m’ont éclairé sur les enjeux de pouvoir, sur la prédominance
salissante de l’argent, qui m’ont crûment fait sentir le mépris décomplexé des classes dirigeantes
envers les plus précaires, sont nées mes convictions… ou peut-être n’ont-elles été que renforcées par
celles-ci.
Jérôme DIAZ
Coauteur du « Cahier de L’Herne John le Carré» (2018)
Dernière publication : hommage à John le Carré, revue « 813 » (mai 2021)